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Le numérique et l’enfant sauvage

lundi 29 avril 2013, par Florian Reynaud

Le numérique, aussi flou que ce terme puisse être, conduit à la construction sociale de mythes. Certains, nombreux mêmes, concernent le rapport entre le numérique et l’enfant d’une part, entre l’informatique et l’éducation d’autre part, avec des idées reçues qu’il convient de détruire.

Si le docteur Jean Itard avait eu à disposition un ordinateur personnel ou une tablette numérique, il s’en serait sans doute servi pour essayer d’éduquer l’intelligence de Victor. La méthode n’aurait sans doute pas permis davantage de succès, avec ces outils. De même pour d’autres individus souffrant de déficiences mentales, l’outil numérique ne peut aisément améliorer la méthode, d’autant que, s’il s’agit aussi de parvenir à la maîtrise de l’outil pour l’enfant, comme Victor devait en arriver à maîtriser des objets servant à son apprentissage, le travail pourrait paraître aussi complexe, voire plus. Il n’en reste pas moins que l’idée d’un intérêt du numérique pour favoriser les apprentissages, cette fois-ci pour l’ensemble des enfants, avec ou sans accompagnement d’un adulte, a fait et continue de faire son chemin dans les mentalités, avec des origines parfois scientifiques, à questionner, avec des conséquences importantes en termes de décisions politiques, pour l’avenir des structures de l’éducation publique.

Ainsi, essayons de cerner en quoi s’affirme parfois le principe selon lequel la maîtrise de l’outil numérique permettrait le développement global des compétences de l’enfant. Il s’agit de comprendre quelles sont les bases de cette idée, de quelle manière elle se diffuse, avec des expérimentations internationales, mais également des perspectives françaises. On pourra préciser en quoi c’est une idée fausse, ou dénuée de fondements. L’intérêt de la déconstruction d’un mythe, en rapport avec la question ici essentielle de l’accès de l’individu à l’autonomie, réside dans la réflexion sur des alternatives pratiques, et satisfaisantes, contre l’autonome autonomie, vis-à-vis des propositions actuelles de l’institution, en particulier en France, pour intégrer dans l’école, le paradigme numérique développé en société.

De la déconstruction d’un mythe : l’autodidactie par le numérique

Nous gardons ici l’expression d’enfant sauvage, telle une caricature. Il ne s’agit plus de faire référence à l’enfant perdu, abandonné, ou encore à l’enfant déficient, mais plutôt à l’enfant qui n’est pas en contact avec la société occidentale, d’une part, ou à l’enfant qui n’est pas éduqué, d’autre part, les deux éléments pouvant être mêlés.

Le mythe d’une autodidactie permise par l’outil numérique, prend ses origines médiatiques principales dans deux exemples récents d’expérimentations, qui s’inscrivent dans des lieux qui sont « à l’écart » du « monde occidental », dans des pays très pauvres et/ou en voie de développement, dans des zones rurales et/ou dans des zones urbaines très sensibles. La caricature n’est pas dans la volonté d’une éducation, souci fort louable, mais bien dans la volonté d’une « modernisation », qui implique une éducation modélisée, sur des valeurs identifiées. La caricature est encore dans l’inversion opérée : les expérimentations servent à démontrer finalement que la procédure, envisagée dans des zones sensibles, remet en question la forme éducative envisagée dans les pays dans lesquels résident les individus qui sont à l’origine de ces expérimentations.

Reprenons donc le fil. Considérons d’abord le travail de Nicholas Negroponte et de son ONG « One Laptop Per Child » [1]. Il s’agit, depuis 2005, de distribuer des ordinateurs portables (modèle XO-1) aux enfants de quarante pays pauvres, pour toucher 100 millions d’enfants qui n’ont pas accès à l’éducation. L’ONG travaille avec les gouvernements nationaux, qui sont informés du projet et passent ensuite commande. Negroponte estime non seulement que les enfants n’ont aucune difficulté à s’approprier les ordinateurs, mais encore qu’ils pourraient apprendre à lire avec ces ordinateurs. Plusieurs limites s’opposent à ces conclusions, pourtant, et surtout aux perspectives qui en découlent. Il faut déjà souligner que, d’une part, Negroponte est convaincu dès avant ces expérimentations que l’ordinateur peut aider l’homme à apprendre, et, d’autre part, que son organisation, à but non lucratif, dispose de partenaires de marque, à la recherche de nouveaux marchés pour l’écoulement de leurs nouvelles technologies. Mais ses deux obstacles idéologiques ne suffisent pas à remettre en question les conclusions de Negroponte. En fait, il suffit tout simplement de préciser que les enfants concernés utilisent l’objet ordinateur, ainsi que l’objet web, comme tout objet, par tâtonnement, ils découvrent les interactions possibles, mais avec une impression favorable qui est augmentée ici par l’aspect numérique de l’interaction, qui paraît, de manière trompeuse, moins « naturel » que tout autre objet, suscitant la surprise à sa maîtrise.

Pour le reste, rien n’apporte la preuve que l’enfant apprend quoi que ce soit avec l’outil numérique, dans cette expérimentation : il répète des éléments entendus, reforme des puzzles numériques. Tout est dans le choc de civilisation, avec une posture ethnocentriste problématique, dans une caricature de l’enfant sauvage. En dehors de la conviction du personnage, il n’y a rien que de la communication, et c’est d’autant problématique que Negroponte, et beaucoup de ceux qui relaient son projet, expriment l’idée que l’ordinateur puisse remplacer l’éducateur dans les pays occidentaux, dans une caricature de l’inversion.

En 2012, Nicholas Negroponte signe l’avant-propos d’un ouvrage d’une cinquantaine de pages, portant sur un projet, Beyond the Hole in the Wall : Discover the Power of Self-Organized Learning, édité par TED, association anglo-saxonne qui a décerné son TED Prize 2013 à l’auteur, Sugata Mitra [2]. Là encore, hormis les intérêts bien sentis, que certains diraient inhérents à ce type d’actions, le projet, récemment médiatisé mais plus ancien que celui de Negroponte, peut être louable, consistant à trouver les moyens d’éduquer des enfants, cette fois essentiellement en Inde dans un premier temps, pays d’origine de Mitra [3], puis au Cambodge. Les moyens sont quelque peu différents par rapport au projet précédent : on ne donne pas d’ordinateurs aux enfants, mais on installe des postes fixes, en extérieur, dans une vingtaine de zones rurales ou zones urbaines très pauvres. Comme pour l’expérience de Negroponte, cette expérimentation dispose d’une communication importante, autour de la « Minimally invasive education (MIE) », en partie depuis la plateforme de TED, en partie depuis les sites officiels du projet, les deux communications plus ou moins liées aux intérêts financiers des partenaires industriels. Nous avons ici aussi quelques analyses critiques, mais finalement peu, et surtout une étude disponible, au sein de l’expérimentation, sur un programme de recherche national, en Inde, dirigé par l’entreprise NIIT Limited, qui est bien loin d’être une association caritative [4]

L’étude est menée sur des groupes de 15 enfants, pendant 9 mois, à comprendre le suivi d’un groupe par zone, en comptant 17 zones rurales ou zones urbaines très pauvres, avec 48 ordinateurs disposés dans les 17 zones, dans un environnement Microsoft Windows. On conclut, dans la publication de l’AJET, simplement que « des groupes d’enfants peuvent apprendre à utiliser des ordinateurs et Internet par eux-mêmes » [5]. Toutes les digressions possibles vers des apports éducationnels plus larges sont le fruit d’un ethnocentrisme ou d’un occidentalisme exacerbés, extrapolation soutenue dans l’étude même [6]. L’analyse tourne bien pourtant autour de tests autour des connaissances en informatique, de computer literacy, et seulement autour de cela, sans aucun soutien scientifique à l’extrapolation.

Si Sugata Mitra prône une éducation des enfants dans un environnement non encadré, en Minimally invasive education, on peut interroger l’acquisition de compétences, sans rien de concret ici en dehors de compétences informatiques. Par ailleurs, l’étude porte sur neuf mois, et l’article de Donald Clark nous montre bien les limites du projet quand il publie des photographies de ce que sont devenus les fameux ilôts d’ordinateurs, avec des abandons, sans responsabilités définis, avec des vols. On observe ensuite que tout ce qui relève d’autres apprentissages vient d’adultes, sous forme de vidéo-conférences, et/ou de professeurs, cette fois-ci pour des populations plus favorisées, sans alors se borner à l’attirance des garçons pour les jeux proposés sur les bornes disponibles dans les espaces publics, élément qui n’est pas communiqué dans les grands show de TED, qui, s’ils ont le mérite d’une certaine vulgarisation, montrent vite leurs limites quand le rapport entre l’information et la communication est si pauvre. Ainsi on ne dit pas autant de bien de ce projet dans les pays directement concernés, utilisés dans la caricature de l’enfant sauvage, que dans les pays développés, concernés par la caricature de l’inversion. Dans tous les cas, les industriels spécialisés dans les nouvelles technologies avancent leur pion, vers un développement de leur activité dans des marchés émergents d’une part, vers une intégration massive de l’outil technologique en remplacement de l’enseignant dans des marchés économiques saturés d’autre part. Relevons l’argument répété sans cesse par ces acteurs, dans un cas comme dans l’autre, celui du coût minime de l’équipement.

De la ténacité d’une volonté d’instruction « par » les médias

L’argument du coût, on le retrouve sans cesse, avec un arrière-plan économique qui soutient cet argument pour deux raisons : la baisse des dépenses publics liés au traitement des enseignants, le développement d’une activité économique favorable à la reprise et à l’emploi privé. On en oublierait facilement, et c’est le cas dans les exemples internationaux présentés, que la mise à disposition d’outils numériques et de l’accès à l’Internet ne favorise pas l’autonomie didactique des enfants, ou même leur curiosité particulière aux connaissances. Le fait de compléter les outils et l’accès, avec des programmes pédagogiques ou des liens spécifiques vers des pages web comprenant des apprentissages, n’induit en rien le développement d’une compréhension des concepts, d’une assimilation des concepts, ne suppose aucunement le transfert des compétences, depuis le support numérique vers une intelligibilité de la pratique, vers un appariement des situations [7]. On en oublierait facilement la complexité d’une acquisition progressive de connaissances procédurales, de connaissances déclaratives, de savoirs et de savoir-faire...

Dans ces expérimentations, on ne s’occupe d’ailleurs pas d’apprentissages, mais on observe l’impact d’une procédure sur les acquisitions des enfants, et on en conclut qu’elles sont très limitées. On développe l’idée très libérale d’une révolution numérique, d’après des intérêts économiques qui ont une place essentielle dans cette histoire.

Dans les exemples précédents, nous avons vu comment une expérience pouvait être manipulée de par la communication, pour continuer d’œuvrer au développement économique des entreprises concernées dans des zones qui sont dépourvues de structures éducatives, mais aussi pour remettre en question les structures éducatives des pays occidentaux, en prétextant, non toujours sans raison, un certain immobilisme scolaire devant le développement des nouvelles technologies qui est évident à l’extérieur de l’école. Mais la communication peut aussi consister en l’appropriation d’exemples plus ou moins marginaux de pays occidentaux, afin de les désirer comme des modèles applicables à l’ensemble des pays occidentaux, à comprendre en tant qu’économies dont l’essor reposerait, ce n’est pas tant le sujet du débat, mais tout de même, sur le développement des nouvelles technologies et leur utilisation précoce.

Prenons le cas du Learning Centre, cheval de bataille aujourd’hui en souffrance, de l’IGEN-EVS en France. Le concept est une réalité anglo-saxonne, dans le cadre universitaire, s’appuyant sur une autre réalité de l’accès aux documents, sur une base libérale, au sens le moins politique du terme. Cette réalité n’est pas forcément si étrangère à ce qui peut être mis en place dans les universités françaises, le changement s’opérant surtout dans l’accent de modernisme, d’une pure communication, mais aussi dans la destruction d’une structure de formation qui s’est développée avec de grandes difficultés, malgré des obstacles lourds, dans les universités françaises, avec une nécessité reconnue d’apprentissages pour les étudiants, dans une culture bibliothéconomique qui n’y est pas plus favorable que la culture anglo-saxonne. Dans l’enseignement secondaire, le Learning Centre, en remplacement du CDI, paraît être une évidente absurdité : les élèves ne sont pas encore autonomes pour que l’on se permette de détruire les structures d’apprentissage, plutôt que de les développer [8].

L’absurdité, comme dans nos exemples précédents, fut pourtant longuement occultée par l’avantage des coûts, dans un souci de coupe budgétaire qui n’a pas attendu une quelconque révolution des lieux pour remettre en question l’importance des professeurs documentalistes et de leur mission pédagogique relative à l’information, aux médias, à l’apprentissage de l’autonomie des élèves devant la documentation [9]. Quand bien même le Learning Centre est devenu 3C, Centre de connaissances et de culture, le changement d’expression, qui n’est pas qu’un souci de francisation, mais aussi une manière de noyer le poisson, ne sert qu’à biaiser la communication, sans changements sur le fonds, considérant toujours l’autonomie acquise, ne nécessitant qu’un accompagnement informel. Quand bien même l’expérimentation du 3C, erreur de perspective, semble d’ores et déjà appartenir à l’histoire ancienne, quelques mois après avoir sonné comme une évidence chez certains, l’illusion de l’autodidactie numérique n’est pas morte, d’autant moins que les champs didactiques et pédagogiques ont mauvaise presse, que les questions de développement psychologique ou cognitif sont peu suivies, non seulement parce que les chercheurs de ces champs scientifiques se préoccupent d’autres sujets, mais encore parce qu’on ne semble pas vouloir, idéologies et lobbies technicistes à l’appui, prendre base sur des acquis ou réflexions spécifiques, scientifiques, pour avancer.

Il s’agit aussi, sujet à la mode, de mettre en avant la création et l’utilisation de « serious games », ou « jeux sérieux », à comprendre des jeux qui demandent la mise en œuvre de compétences cognitives particulières, ou bien des jeux de stratégie, ainsi donc, plutôt que des « jeux sérieux », des « jeux pas trop simplistes », expression certes moins sexy mais qui fait toute la différence. L’intitulé des « jeux sérieux » peut faire penser, en tout cas c’est explicité par ceux qui les mettent en avant, que ces jeux permettent l’acquisition de compétences par les enfants. Quand on observe ces jeux, on peut éventuellement distinguer deux grandes catégories. Ainsi d’un côté les jeux de stratégie développés à destination des adultes et des étudiants, qui sont en fait véritablement à l’origine des « jeux sérieux », proches de simulations, sur des contenus qui nécessitent des prérequis très importants, vers le développement de compétences professionnels liés à des savoirs et savoir-faire spécifiques. Puis d’un autre côté les jeux dits éducatifs, devenus « jeux sérieux » pour l’occasion, qui ont pour finalité, avec des qualités très inégales, d’apporter des connaissances aux enfants, avec des prérequis également très importants, et/ou de travailler sur une évaluation ludique, avec l’illusion d’un développement cognitif, par ce biais, et sur un apport très faible de savoirs et de savoir-faire, si ce n’est dans les domaines informatique et géométrique pour les plus jeunes.

La logique n’est pas si éloignée, d’un transfert de conceptions étrangères, en l’occurrence anglo-saxonnes, depuis un cadre spécifique de formation d’étudiants et d’adultes, sur un mode libéral qui s’appuie sur une politique budgétaire économe, et d’industrialisation, avec l’opération de glissements dans des cadres généraux qui ne sont pas appropriés, sans plus aucun égard pour les prérequis nécessaires, pour l’ensemble des enjeux pédagogiques associés au public nouveau qui est intégré dans la considération, à savoir un public de plus en plus jeune. Si le « jeu sérieux » est une ressource particulière, la politique développée sur cette logique propose également le développement d’une autonomie globale, devant la ressource numérique, afin de permettre le développement autodidacte des compétences chez l’enfant, avec un accompagnement faible, très informel. Ce qui pourrait convenir à des étudiants et à des adultes, on le transpose aux plus jeunes tout en oubliant sciemment de développer les apprentissages nécessaires, qui sont à formaliser, en prenant satisfaction d’environnements numériques dont l’apport didactique est particulièrement faible.

Du questionnement des liens entre les apprentissages et le numérique

Que ce soit dans les travaux de Mitra et de Negroponte, au niveau international, ou dans les rapports publiés en France par des élus, avec le rapport Fourgous par exemple [10], ou par des Inspecteurs, la référence aux recherches est quasiment inexistante, alors que plusieurs travaux peuvent nous éclairer, en Sciences de l’information et de la communication, en Sciences de l’éducation, en Psychologie.

Les publications du Laboratoire d’Étude de l’Apprentissage et du Développement (LEAD), de l’Université de Bourgogne [11], celles du Centre de Recherches sur la Cognition et l’Apprentissage (CeRCA), de l’Université de Poitiers [12], enfin celles du Laboratoire Travail et Cognition (LTC), de l’Université de Toulouse [13] permettent une entrée en matière intéressante, avec l’intérêt de références internationales.

Jean-Michel Boucheix et Jean-François Rouet nous apprennent ainsi que, par exemple, « l’animation semble loin d’apporter une amélioration systématique de la compréhension ou des apprentissages », en comparaison avec une série de représentations statiques d’une séquence, si ce n’est éventuellement quand les connaissances préalables sont importantes, avec « des bases conceptuelles suffisantes » qui permettent d’extraire, de focaliser l’attention sur, les informations pertinentes [14]. Ils insistent également sur l’importance du contexte, en mettant en avant l’intérêt de l’utilisation des animations multimédias pour certains apprentissages, moins pour d’autres, sans pertinence systématique à ce recours. L’étude au sujet des animations multimédias peut s’élargir à l’utilisation autonome de l’ordinateur et du réseau, pour les problématiques, du point de vue de l’élève, de « difficultés perceptives, attentionnelles et cognitives », avec des difficultés d’appréhension de l’information proposée sans compétences et connaissances préalables. Toutefois, les chercheurs supposent que le caractère interactif du document peut jouer en faveur des apprentissages, en supprimant plus ou moins le caractère passif de la consultation du document, là encore dans des contextes réfléchis, et sans écarter le principe de connaissances préalables. Pour autant, l’intérêt serait alors plutôt du côté de compétences procédurales, essentiellement, et sans assurance quant au caractère pérenne de ces apprentissages, du fait que les enfants soient amenés à apprendre par imitation, à très court terme, plutôt qu’avec une réflexion. Les conclusions de l’étude présentent la nécessité d’une réflexion et d’un contrôle important sur la ressource donnée pour apprentissage, avec un accompagnement fort de l’enseignant, dans ce cadre.

Le risque est grand, par ailleurs, de développer la pédagogie par l’erreur de manière outrancière. Ainsi, si « l’erreur est un outil pour enseigner », expression de Jean-Pierre Astolfi, à comprendre comme un appui pédagogique essentiel à l’enseignant pour permettre la progression de l’élève, l’erreur peut s’avérer un outil peu productif quand on confronte l’élève à ses propres difficultés, sans lui permettre de dépasser ces difficultés par le biais d’apprentissages formalisés. Croire en l’autodidactie de l’enfant devant l’ordinateur, devant la ressource numérique, c’est un pari, non pas sur l’avenir de la société, mais sur l’avenir de l’enfant lui-même, comme on peut supposer que le laisser-faire ne permet que de développer un apprentissage très lent, avec une motivation, parfois, mais sans confiance évidente. C’est d’autant plus risqué que l’enfant n’est pas seulement amené à se débrouiller avec ses erreurs, mais éventuellement à les intégrer comme habitudes, et encore à apprendre les erreurs des autres, et non pas à apprendre des erreurs... On néglige ainsi les connaissances préalables, on favorise une compréhension erronée des objets d’étude, des contradictions qui ne sont pas questionnées.

Learning Centre ou 3C, ainsi que les « jeux sérieux », s’appuient en partie, en dehors d’un principe d’apprentissages informels qui relèvent de l’autodidactie, sur un principe d’apprentissages implicites, d’usages des outils numériques qui favorisent l’acquisition de compétences sans la nécessité d’une attention particulière de l’enfant. Pierre Perruchet émet des doutes sérieux sur un lien possible entre l’absence d’attention et l’acquisition de compétences, non pas tant que les apprentissages implicites soient impossibles, mais que les apprentissages implicites, reconnues par exemple dans l’acquisition de la langue maternelle, ne puissent s’opérer sans une attention particulière, sans un « codage attentionnel de l’information », induit, j’ajoute, par une motivation implicite de l’apprentissage qui n’est pas évidente pour des adolescents [15].

En autonomie, sans apprentissages formalisés, il est reconnu que la recherche d’information n’est pas plus facile sur Internet que parmi la documentation imprimée, avec des difficultés importantes à comprendre les structures des pages web, mais aussi, en amont, avec des difficultés à définir des stratégies de recherche avec la génération de mots-clés appropriés, avec l’utilisation de synonymes ou de termes alternatifs, vers des requêtes qui peuvent être proches de questions orales, pour une efficacité basse [16]. L’enfant n’apprend pas seul à développer des stratégies efficaces de recherche d’information, en grande partie parce qu’il n’est pas confronté à l’erreur de manière évidente, mais plutôt à une faible efficacité de recherche qu’il lui est difficile de conscientiser : l’usager du web trouve quasiment toujours des éléments positifs, ou en tout cas concordants, dans les résultats présentés à partir de sa requête. Il n’aura pas les moyens, c’est ce qu’explique l’étude citée, de corriger sa requête pour améliorer la série de résultats, et trouver ainsi des informations de manière plus rapide et/ou des informations pertinentes. En pensant que l’élève puisse apprendre seul, avec la manipulation, et/ou avec un accompagnement informel ponctuel, on permet la complaisance en l’erreur, en omettant les apports des recherches relatives à la psychologie et au développement cognitif de l’individu.

Attirer l’enfant sauvage vers l’ordinateur et le web, sans apprentissages préalables, formalisés, mais avec un accompagnement informel, cela n’a aucun intérêt, si ce n’est dans le souci peu fécond d’occuper des élèves en faisant croire que c’est un moyen de les rendre plus intelligents, ou encore que c’est une façon de leur donner les moyens de devenir encore plus intelligents. Les discours liés à l’appropriation absurde de modèles étrangers et d’expérimentations exotiques, ne doivent pas nous faire oublier la raison première de ces politiques, la réduction des coûts, la réduction d’une richesse éducationnelle à l’insatisfaisante idée d’une capacité innée à l’autodidactie devant le numérique.

Conclusion : d’un enseignement de l’information et des médias pour tous

Selon André Tricot, « pour qu’une connaissance scolaire soit disponible tout au long de la vie, il faut qu’elle soit utile quotidiennement, tout au long de la vie ; il est nécessaire qu’elle corresponde à une tâche quotidienne » [17]. Ce principe permet de mettre en avant la légitimité reconnue d’un enseignement de l’information et des médias qui amène le développement, dans des apprentissages formalisés, des connaissances et compétences préalables à l’utilisation avancée des outils numériques, à l’autonomisation des apprentissages, qui ne peut être précoce, à la recherche raisonnée d’informations participant à la formation de l’élève et du citoyen.

Précisons qu’il n’est pas question de remettre en doute l’intérêt pédagogique de l’utilisation du numérique, dont la nécessité d’une maîtrise raisonnée est soutenue par la place importante des nouvelles technologies dans la société, mais bien de cerner les limites du mythe de l’autodidactie. Il s’agit de préciser que des prérequis sont bien nécessaires, plus importants que certains voudraient le faire croire, supposant donc des apprentissages réels et institués. Il s’agit aussi de souligner l’importance du contexte, sans qu’il existe une solution numérique qui résoudrait le problème du coût de l’éducation, comme l’affirment de manière extrémiste Mitra et Negroponte, comme l’intègre de manière plus subtile l’institution dans sa politique de réduction des coûts.

Il convient de dépasser la politique des projets pédagogiques, ponctuels, inefficaces, sans portée générale, sans efficacités sur le long terme, qui laissent une large part à l’informel, sans systématisation des enseignements. Les solutions locales, sur des engagements ponctuels, sur des options, ne sont pas satisfaisantes, elles n’ont que « le mérite d’exister ». Contre l’idée d’apprentissages autonomes de l’autonomie, du développement de l’intelligence par le biais numérique, il convient enfin de réfléchir sérieusement à la concrétisation d’apprentissages formalisés qui permettent un réel développement de connaissances et de compétences, vers des usages autonomes et citoyens.

Documents joints

Notes

[1Au sujet de cette ONG, on peut lire :
- Guégan, Yann. « Apprendre à lire sans prof ? Les enfants éthiopiens s’y emploient [titre remanié, à l’origine et encore visible dans l’URL : « Apprendre à lire sans prof ? Les enfants éthiopiens y arrivent »]. » Rue89 [en ligne], 03/11/2012. http://www.rue89.com/2012/11/01/apprendre-lire-sans-prof-les-enfants-ethiopiens-y-arrivent-236725.
- Foster, Cormac. ReadWrite DeathWatch : One Laptop Per Child. Readwrite.com [en ligne], 23/10/2012. http://readwrite.com/2012/10/23/readwriteweb-deathwatch-one-laptop-per-child-olpc.
- One Laptop per Child. Wikipédia [en ligne], 23/03/2013. http://fr.wikipedia.org/wiki/One_Laptop_per_Child.
- Marbœuf, Lucien. Non, les enfants éthiopiens n’apprennent pas à lire seuls avec des tablettes. L’instit humeurs [en ligne], 04/11/2012. http://blog.francetvinfo.fr/l-instit-humeurs/2012/11/04/non-les-enfants-ethiopiens-napprennent-pas-a-lire-seul-avec-des-tablettes.html.

[2Notice du livre disponible sur le site de TED : http://www.ted.com/pages/tedbooks_library#SugataMitra.

[3Je n’ai pas trouvé de page objective sur l’individu Sugata Mitra : la page anglaise de Wikipédia (http://en.wikipedia.org/wiki/Sugata_Mitra) est très proche de la fiche de présentation très subjective proposée sur le site de l’Université de Newcastle (http://www.ncl.ac.uk/ecls/staff/profile/sugata.mitra).

[4Ainsi on peut lire :
- Plusieurs articles sur le blog du TED Prize avec le tag « Sugata Mitra » [en ligne], du 26/02 au 25/03/2013. http://blog.tedprize.com/tag/sugata-mitra/.
- Minimally invasive education. Wikipédia (en) [en ligne], 13/03/2013. http://en.wikipedia.org/wiki/Minimally_Invasive_Education.
- Mitra, Sugata. Dangwal, Ritu. Chatterjee, Shiffon et al. [Centre for Research in Cognitive Systems, NIIT Limited, India]. « Acquisition of computing literacy on shared public computers : Children and the "hole in the wall" », in Australasian Journal of educational technology (AJET), 2005, 21(3), 407-426 [en ligne]. http://www.ascilite.org.au/ajet/ajet21/mitra.html.
- Clark, Donald. Sugatra Mitra : Slum chic ? 7 reasons for doubt. Blog Donald Clark Plan B [en ligne], 04/03/2013. http://donaldclarkplanb.blogspot.fr/2013/03/sugata-mitra-slum-chic-7-reasons-for.html.

[5« [G]roups of children can learn to use computers and the Internet on their own ».

[6« Clement (1999) observed that computers give children opportunities that cannot be offered in the physical world. In other words, technology offers children unique intellectual experiences and opportunities. »
Soulignons que Douglas Clements ne s’occupe que de la petite enfance, ce qui n’est pas anodin, avec des problématiques très différentes de ce qu’on peut interroger au sujet de l’adolescence. Quand on lit son étude, on constate que l’intérêt pédagogique de l’ordinateur est également considéré comme un postulat, sans preuves ; par ailleurs, Clements estime bien que les élèves qui sont intégrés dans des apprentissages avec et sans ordinateurs ont de bien meilleures acquisitions que les élèves qui n’apprennent qu’avec des ordinateurs, en mettant en avant l’idée que l’utilisation d’ordinateurs dans les apprentissages ne permet pas le développement des conceptions (si ce n’est sur des éléments très simples, de géométrie, spécifiques au public concerné de la petite enfance), mais bien la mise en pratique à partir d’apprentissages.
- Clements, Douglas [American Association for the Advancement of Science (AAAS)]. Dialogue on Early Childhood Science, Mathematics, and Technology Education : First Experiences in Science, Mathematics, and Technology : Young Children and Technology. Projet 2061 [en ligne], 1999. http://www.project2061.org/publications/earlychild/online/experience/clements.htm.

[7On se reporte par exemple à Weil-Barais, Annick (dir.). L’homme cognitif. Paris : PUF, coll. Quadrige : 2011 (1re éd. 1993), p. 504-506.

[8Amusons nous à citer cet article signé AEF et Microsoft. Le Learning Center doit remplacer la bibliothèque ou le CDI ?. Actualitice [en ligne], 04/10/2011. http://www.actualitice.fr/le-learning-center-doit-il-remplacer-le-centre-de-documentation-et-d-information.
- Plus sérieusement ! un article de l’APDEN. Des Learnings Centres à la place des CDI ? Site APDEN [en ligne], 02/04/2011. http://www.apden.org/Des-learning-centres-a-la-place.html.
- Et le dossier proposé en 2011 par l’équipe de Docs pour Docs. Learning center et CDI. Docs pour docs [en ligne], 22/03/2011. http://docsdocs.free.fr/spip.php?breve572.
- Puis ensuite Du CDI au 3C. Docs pour docs [en ligne], 10/04/2012. http://docsdocs.free.fr/spip.php?breve654.

[9Qu’on se reporte au résumé précédemment proposé de la politique de recrutement de l’IGEN, sur ce site : http://profdoc.iddocs.fr/spip.php?article21.

[10Je renvoie à une analyse critique de ce rapport honteux, sur ce site : Le rapport Fourgous V2 : analyse et contre-propositions. Prof’ Doc’ [en ligne], 14/05/2012. http://profdoc.iddocs.fr/spip.php?rubrique2.

[11Site web du laboratoire : http://leadserv.u-bourgogne.fr/fr/.

[12Site web du laboratoire : http://cerca.labo.univ-poitiers.fr/.

[13Site web du laboratoire : http://clle-ltc.univ-tlse2.fr.

[14Boucheix, Jean-Michel. Rouet, Jean-François. « Les animations interactives multimédias sont-elles efficaces pour l’apprentissage ? », in Revue française de pédagogie [en ligne], juil.-sept. 2009, n°160, p. 133-156. http://rfp.revues.org/832.

[15Perruchet, Pierre. Le rôle de l’attention dans les apprentissages implicites. LEAD [en ligne], 1997. http://leadserv.u-bourgogne.fr/fr/publications/000415-le-role-de-l-attention-dans-les-apprentissages-implicites.

[16Puustinen, Minna. Rouet, Jean-François. Learning with new technologies : Help Seeking and Information Research revisited. Site du CeRCA [en ligne], 2009, 10 p. http://cerca.labo.univ-poitiers.fr/IMG/pdf_2008_01_M.PUU.pdf.
« Contrary to what is commonly believed, document searching is not always easier with ICT than with traditional printed documents. Schoolchildren and to some extent secondary school students have trouble selecting relevant categories from web-like menus. They tend to pay too much attention to superficial cues, to the detriment of deeper, semantically relevant cues (e.g., Dinet, Rouet, & Passerault, 1999). ICTs offer alternative means of searching, for instance, "find" functions and search engines. But generating an appropriate set of key words is often difficult for young students. They tend to stick to the keywords that were assigned to them in the search scenario, and they rarely think of using synonyms or alternate words when their initial attempt fails (Bilal, 2002 ; Dinet, Favart, & Passerault, 2004 ; de Vries, van der Meij, & Lazonder, 2008).
As mentioned in the introduction of the present paper, however, ICT contributes to blurring the distinction between information search (as defined above) and other forms of help seeking. For instance, with natural-language search systems, people can ask the system questions in exactly the same way as they would do if they were talking to another person (Le Bigot, Jamet, & Rouet, 2004). Nevertheless, empirical observations have demonstrated that most adult users do not feel immediately comfortable with such systems. They tend instead to use simplified, telegraph-style messages which impoverish the dialogues and lower performance. »

[17Tricot, André. « Savoirs, connaissances et tâches dans la culture de l’information ». in Objets documentaires numériques : nouvel enseignement ? Paris : FADBEN et Nathan, 2012, p. 133-134

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