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Le journalisme en 2021, ou comment évacuer la méfiance

vendredi 19 mars 2021, par Florian Reynaud

Les journalistes et médias sont le sujet d’une certaine méfiance. Ce n’est pas nouveau mais cette méfiance paraît bien installée maintenant, plus ou moins justifiée, dans un « paysage médiatique » par ailleurs très large, plus large, avec une possible difficulté sémantique à distinguer les différents types de médias, les médias d’information des médias sociaux, les médias de masse des médias « officiels », des médias « publics » ou des médias « alternatifs », avec des incursions des journalistes dans les nouveaux médias, mais aussi la prise en compte des codes du journalisme par des individus de différents horizons dans leur diffusion d’informations.

Si la méfiance à l’égard des journalistes est ancienne, elle semble augmenter en volume comme en intensité, avec des attaques par des manifestants, par des policiers, physiquement et sur les réseaux sociaux numériques. De la méfiance, suspicieuse, on passe ainsi parfois à l’insulte, ce qui change la perception et amène, par la facilité de réaction permise par les médias sociaux, à une escalade nerveuse qui favorise les crispations, sans issues.

Une observation large du journalisme et de ce qui peut lui être reproché, comme de ce qui peut lui être apprécié, dans une « offre médiatique » augmentée, peut apporter quelques éclairages, avec l’appui de plusieurs auteurs. C’est avec cet état des lieux qu’on peut mesurer l’intérêt des diverses solutions proposées pour l’avenir.

Entre préjugés, idées reçues et méfiances légitimes

En 2019, dans le livre Les médias, le monde et nous [1], Anne-Sophie Novel revient sur un certain nombre d’« idées reçues » relatives aux médias : soumission aux actionnaires, dépendance vis-à-vis de l’État, tendance au propagandisme, avec une formation professionnelle superficielle des journalistes, la répétition simple de ce que publient les agences de presse, dans des médias surtout parisiens. Les idées reçues sont nombreuses, ainsi en entendant par ailleurs que les journalistes ne sont pas libres des sujets, qu’ils sont exonérés d’impôt, riches, soumis aux influenceurs, donnant trop leur avis, manquant de courage et d’honnêteté... Anne-Sophie Novel met aussi en avant, à l’aide de sondages, le fait que la méfiance vis-à-vis des médias n’est pas un phénomène nouveau, avec une baisse accrue de la confiance qui est mise en lien avec la baisse de confiance vis-à-vis des institutions, ou encore avec une plus grande exigence du public, qui font que le phénomène évolue.

L’auteure estime qu’il y a un décalage entre médias et population, avec une forme de repli sur soi associée à l’émergence, ou concurrence, des réseaux sociaux numériques. Mais elle ne prend pas la peine, une fois les préjugés listés, de les remettre en question. Il va de soi pour elle qu’ils sont injustifiés, un argument difficile à entendre…

Prenons seulement pour l’heure l’idée reçue des pressions, en revenant sur les écrits pionniers de Noam Chomsky et Edward S. Herman [2]. Leur objectif, en 1988, donné en introduction de leur ouvrage, est « de proposer ce que nous appelons un modèle de propagande, c’est-à-dire un cadre analytique capable d’expliquer le fonctionnement des grands médias américains à partir de leurs relations avec les principales structures institutionnelles qui les environnent. Nous pensons qu’entre autres fonctions, ces médias se livrent à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information. Une telle intervention est généralement assez subtile : elle passe par la sélection de tout un personnel bien pensant et par l’intériorisation, chez les journalistes et les rédacteurs, de certaines définitions de ce qu’il convient d’imprimer en priorité, conformément à la ligne politique de l’institution. ».

Quand leur ouvrage est publié, Chomsky et Herman ne sont pas taxés de complotisme, ils portent un regard sur le fonctionnement problématique des médias, sur le travail des journalistes, vis-à-vis des propriétaires de ces médias, vis-à-vis d’une dominante libérale dans l’accaparement et le financement des médias. Ils ne dénoncent pas un complot, mais un mode de fonctionnement pervers. Les auteurs traitent ainsi de la mainmise sur les médias par les grandes entreprises, à partir d’études en Grande-Bretagne et aux États-Unis, avec une influence croissante des propriétaires sur la ligne éditoriale de « leurs » médias, notamment en Grande-Bretagne dans la première moitié du XIXe siècle, en particulier pour taire l’expression favorable aux ouvriers et à la défense de leurs droits, dans la presse. Ils reviennent aussi sur l’entrée de la publicité dans les médias, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle en Grande Bretagne, avec des mécanismes logiques : difficile concurrence des journaux qui choisissent de ne pas entrer dans ce système publicitaire, leur prix étant alors trop élevé ; perte de neutralité vis-à-vis des entreprises qui proposent des réclames ; désavantage pour les journaux populaires de gauche, avec des lecteurs moins acheteurs, donc moins susceptibles d’attirer les annonces commerciales, avec alors la création de difficultés financières pour ces journaux classés à gauche sur l’échiquier politique.

En France, l’association Acrimed observe depuis plusieurs années la concentration des médias aux mains de riches entrepreneurs ou d’entreprises, en France, au sein d’une même classe sociale [3]. Au-delà de subtilités de pressions plus ou moins sournoises, les auteurs montrent quelques cas typique d’abus, ainsi la mise en valeur de l’application Kartable par Le Monde en janvier 2017 (avec M. Xavier Niel), celle d’Autolib par Direct Matin en 2015 (avec le groupe Bolloré), ou encore du Rafale par le Figaro en 2014 (avec le groupe Dassault).

On observe, pour le reste, une forme de consensus mou, en allant vers les sources les plus simples, par exemple les élus, sans voix alternatives, sans investigations, avec un focus rare, de l’ordre de l’exception. Alors qu’elle ne devrait pas l’être, la source officielle devient un gage d’objectivité, avec la même problématique lors des recherches d’information, avec une difficulté, dans les sites institutionnels, pour faire la différence entre l’information sérieuse et la communication à des fins de propagande. Sur les plateaux de radio et de télévision, dans les tribunes des quotidiens nationaux, on met en scène des « experts », à savoir des chroniqueurs ou journalistes, consultants, cooptés, issus de réservoirs de cerveaux, voire de copinages, gages de consensus d’opinion. L’Acrimed, dans ses observations, relève ainsi de grands noms de l’expertise de plateau : Christophe Barbier, Alain Duhamel, Jean-Michel Apathie, Nicolas Charbonneau, Thomas Legrand, Yves Calvi, Anne-Elisabeth Lemoine, Ruth Elkrieg, François Lenglet, Nicolas Bouzou, Pierre Chausse, Dominique Seux, Guillaume Roquette, Nicolas Domenach, Bruno Jeudy...

La méfiance à l’égard de médias d’information se nourrit des doutes sur l’importance de ces pressions, sur l’influence à l’égard de la diffusion de l’information. Elle se nourrit aussi de la défiance des médias d’information à l’égard des réseaux sociaux numériques. Cette défiance, si elle semble s’atténuer avec le temps, consiste à s’opposer au développement de l’information sur les médias sociaux, en rejetant sa fiabilité à partir d’exemples faciles à trouver, mais aussi à montrer la responsabilité négative des médias sociaux dans certains phénomènes de société, sans forcément entendre que les médias traditionnels sont aussi responsables en tant que faiseurs d’opinion, même s’ils perdent progressivement cette responsabilité.

Il peut être hypocrite de mettre en valeur la presse écrite, voire la radio (rarement la télévision), au détriment du Web pour s’informer, avec parfois le souci louable d’une vulgarisation chez les jeunes. C’est les habituer à penser que les mass medias sont plus louables que l’information proposée sur le Web, ce qui n’est pas si simple. La presse écrite n’est pas soumise à des règles de pluralisme démocratique, ce qui pose beaucoup problème dans une presse quotidienne régionale souvent très subjective (La Provence, le Journal de Saône-et-Loire, etc.). Le nombre de journalistes diminue au profit de Correspondants locaux de presse (CLP), qui n’ont pas de compétences particulières dans le domaine du journalisme, avec l’autre problème d’une précarisation de la profession de journaliste, davantage de pigistes en CDD, mais aussi des autoentrepreneurs et intermittents, en outre une pression de rendement, sans le salaire qui correspond à la tâche. Le travail produit ne souffre parfois pas la comparaison avec des publications fouillées sur le Web.

La méfiance, elle peut venir aussi du politique, directement, sous forme d’une pression inscrite dans la loi. C’est le problème d’un pouvoir qui s’en prend aux journalistes, en particulier avec la loi de 2018 qui garantirait le « secret des affaires », empêchant la publication d’enquêtes (ainsi autour du Levothyrox, autour des implants médicaux, ou encore non sans rappeler la difficile enquête sur Clearstream), les projets de loi relatifs à l’interdiction de publier des vidéos avec des policiers, ainsi en 2020 et 2021 dans la « loi sur la sécurité globale ». Ce peuvent être de fréquentes menaces judiciaires sur les journalistes, ainsi d’élus qui ne se privent pas de menaces sourdes au sujet de la liberté de la presse et du travail journalistique, sans omettre la réalité de violences policières fréquentes à l’égard des journalistes en 2018 et 2019 [4].

Journalistes, blancs bonnets et bonnets blancs ?

Il est un réflexe nécessaire, pas toujours respecté, que de ne pas mettre tous les journalistes dans le même panier. Anne-Sophie Novel met ainsi en avant la problématique de journalistes stars qui donnent une image erronée de la profession. Plus globalement peut-on concevoir que toutes les rédactions ne se valent pas, qu’il peut exister de grandes différences en matière d’ambition journalistique, de recherche d’informations, entre plusieurs quotidiens, ou encore entre plusieurs radios d’information, ou encore bien sûr entre une chaîne d’information continue et un quotidien national. On ne peut pas mettre sur le même plan Le Monde et le Journal de Saône-et-Loire, ni France Info et Europe 1, ou BFM TV et Le Figaro. Les lignes éditoriales peuvent être caricaturales à outrance [5]. On ne peut pas mettre sur le même plan un animateur de journal télévisé et un grand reporter, pas plus que Soir 3 et le 19:45…

De là à suivre Anne-Sophie Novel pour écrire que des journalistes stars donnent une image erronée de la profession, tels les animateurs de JT et de matinales radio, tels ces chroniqueurs cités précédemment, il y a un pas qu’il est difficile de franchir. En effet la faiblesse des enquêtes de la presse quotidienne régionale, la mise en exergue du fait divers, ne sont pas le fait de stars, mais de lignes éditoriales, voire d’un respect exacerbé parfois pour, au choix, les publicitaires, les lecteurs, les élus locaux. L’importance des pressions sur les médias qui vivent des subsides, d’où qu’ils proviennent, rend le journalisme indépendant plus rare, ce d’autant plus que l’exigence de contenus a fondu comme neige au soleil. La norme maintenant ancienne d’un texte dense comme celui du Canard enchaîné, avec une faible place à l’illustration, a progressivement laissé la place à des textes fournis illustrés, puis à des synthèses particulièrement lisses qui se lisent en diagonale, avec au mieux une série de points de vue, au pire une communication unilatérale sans débat contradictoire. Aux Unes qui permettent de connaître les informations traitées, a succédé le souci d’un grand titre tape-à-l’œil qui pousse à l’achat de l’exemplaire plutôt qu’à la lecture du journal ou du magazine.

Faut-il alors penser que l’offre s’appauvrit ? Ce n’est sans doute pas si simple, le journalisme est pluriel, l’espace de publication augmente, les points de vue sont nombreux, plus ou moins objectifs. Même si l’appauvrissement peut se cacher dans la multitude, dans une forme de bêtise collective des journalistes.

C’est l’avis d’Ingrid Riocreux, en 2016 dans La langue des médias : destruction du langage et fabrication du consentement [6]. Cette auteure est conservatrice, réactionnaire, sans le cacher dans ce qu’elle écrit, si bien qu’il peut être difficile de dépasser son idéologie droitière, pour ne pas dire parfois fascisante, dans la lecture de son livre [7]. Tous les exemples qu’elle choisit concernent des idées de gauche qui ne sont pas les siennes, comme elle soutient des lignes idéologiques à droite toute. Parfois proche du ridicule, elle compare par exemple les invasions barbares du Moyen Âge aux migrations contemporaines, et il faut bien noter par ailleurs que l’ouvrage est édité par l’Artilleur, connu pour des publications remettant en question le réchauffement climatique, s’opposant à l’Islam en tant que tel, relevant d’idéologies patriotiques perverses, etc. Mais cette auteure mérite toutefois l’effort qu’on se penche sur le fond de sa pensée. Elle invite à l’étonnement devant le langage des médias, et cette invitation est en soi intéressante, tant qu’on parvient à séparer le bon grain de l’ivraie.

Elle reprend partie du titre de Chomsky et Herman, dans sa traduction littérale de Manufacturing Consent, expression qu’on doit d’abord au libéral Walter Lippmann, dans les années 1920 [8], dans un discours favorable à une propagande qui mette une barrière entre le public et les événements. Elle les cite, mais sans aller sur le terrain des pressions dont on a parlé précédemment, au contraire en estimant que le journaliste ne se rend pas compte de ce qu’il fait. Pour elle, le journaliste seconde les groupes de pression en relayant ce qu’il considère comme dans l’air du temps, soufflant nos idées, « nous disant qui admirer et qui mépriser », avec des méthodes manipulatoires [9]

Elle ajoute la « destruction de la langue » à son titre, et c’est par cela qu’elle commence. Très vite elle reproche aux journalistes des écarts de neutralité, estimant ainsi que des questions n’ont rien à faire dans leur bouche : « vous rendez-vous compte de la gravité de vos propos ? », « regrettez-vous d’avoir dit cela ? », ce qui pour elle revient à une inquisition morale abusive, pour tester une adhésion au dogme, à la doxa obligatoire. Les exemples de telles questions sont nombreux. Elle renvoie aussi à la question « Êtes-vous Charlie ? », posée par Bruce Toussaint à Marine Le Pen en janvier 2015, qu’on retrouvera ensuite en « ce matin, êtes-vous... », par Léa Salamé, par exemple, à tout invité passant dans le studio d’Inter. La question peut être posée sans arrêt tant que la réponse attendue n’est pas prononcée, à savoir la doxa « je suis », ou le scandale « je ne suis pas ». C’est aussi la méthode fréquente de suggérer la réponse à l’interviewé, avec des relances tant que l’avis de l’interviewé n’est pas tranché.

Pour l’auteure, la démarche est involontaire, et sans réflexion autocritique de la part des médias, dans un « entre-soi idéologique » problématique.

Ingrid Riocreux donne un exemple pour elle éclairant, sur un sondage relatif à l’égalité entre hommes et femmes vis-à-vis du ménage [10], dans une dépêche AFP : égalité « loin d’être acquise », 68 % font plus que l’homme, « mais 48 % des sondées pensent qu’il est normal d’en faire plus. Seules 45 % des femmes pensent qu’elles seraient plus épanouies dans leur vie professionnelle si les tâches domestiques étaient réparties plus équitablement », ce qui fait beaucoup de présupposés, et surtout pour le journaliste une absence de neutralité, un idéal à atteindre, d’autant plus avec la notion d’épanouissement. En énonçant que « les hommes sont 52 % à se dire prêts à s’impliquer davantage dans les tâches domestiques », le journaliste renvoie un autre stéréotype, une image négative de ces tâches domestiques, alors qu’il se veut lutter contre le stéréotype de tâches liées à la femme, tâches domestiques forcément ménagères, au passage. « Dans cette optique, une femme qui répare la voiture est une femme qui s’élève, qui montre qu’elle est capable de faire aussi bien que l’homme. Un homme qui fait la vaisselle est un homme qui consent à une corvée. Non l’inverse. » L’auteure montre à quel point ces préjugés, au nom de l’égalité, ne font que renforcer les préjugés, sans remise en cause des stéréotypes associés à l’homme.

Vis-à-vis du langage, le problème pour l’auteure vient du fait que « la langue du Journaliste est investie d’une autorité qui lui confère un pouvoir fortement normatif », ce qui lui interdit les fautes de langage (par exemple énoncer qu’une personne supporte une équipe, alors qu’en réalité il la soutient), et les répétitions de générer (pour susciter), de décrédibiliser (pour discréditer), d’impacter (pour avoir un impact sur), ou encore du déroulé (pour déroulement), du ressenti (pour sentiment), ou encore d’une « immense majorité », d’une « infime minorité », d’un « flou artistique », d’un « choix cornélien », d’une « profonde tristesse », avec un mimétisme inquiétant, un langage automatisé. Le terme de « solidarité » devient le seul choisi pour parler tour à tour d’entraide (lors d’inondations), de camaraderie (entre joueurs), d’altruisme (contre l’individualisme), de compassion (après un décès). Le travail qu’elle opère sur la prononciation, pour sa part, est peu convaincant, mais celui sur les tics de langage, de tournure, de familiarités, l’est davantage. Toutefois jamais elle ne permet vraiment d’entendre un autre point de vue, celui d’une défense de certains choix langagiers qu’elle regrette, le choix d’une familiarité proche du lecteur-auditeur-spectateur, un point de vue qui ne considère pas cela comme une faute, surtout au regard d’autres vecteurs de communication que celui du journaliste. Elle s’efforce de dénoncer les errements d’une « langue journalistique », à force d’exemples particulièrement vrais et nombreux, de fautes grammaticales, de termes mal employés, par habitude...

Elle regrette, en somme, que les journalistes, sans faire de distinction, se vautrent dans la facilité, intègrent sans arrêt des éléments de langage problématiques, sans recul, ou encore qu’ils ne cherchent pas à connaître ce dont ils parlent, sans lire, ni livres ni rapports au-delà de lectures superficielles. Elle fait du journaliste, en citant Vladimir Volkoff et sa Petite histoire de la désinformation [11], un manipulé plus qu’un manipulateur, soumis à ce qu’il voit ou ce qu’il lit. Elle se réfère en outre aux travaux de Serge Halimi et consorts, sur des thématiques diamétralement opposées souvent [12]. Elle reproche au journaliste d’avoir une pensée porteuse d’une théorie du sens de l’histoire, avec ce qui relève du progrès ou pas, avec un jugement régulier, dans une forme de consensus, anciennement politiquement correct, avec une foi dans le progrès qui ne s’embarrasse pas de nuances, mais un progressisme modéré, qui refusera par exemple la polygamie tout en défendant l’homosexualité.

Quelles voies de sortie : les médias alternatifs ? l’indépendance financière ?

Avec Anne-Sophie Novel, on a le sentiment qu’il n’y a pas de solution, l’auteure allant la chercher du côté du journalisme de réflexion, pour trouver la qualité, du côté de XXI, d’America, en somme entre la vulgarisation et la science. On peut se demander à qui on s’adresse avec un journalisme plus réflexif, aussi nécessaire soit-il ? Est-ce qu’il répond à une attente populaire ou à celle d’un lectorat spécifique ? S’il s’agit d’avoir une information du quotidien, l’auteure est loin d’aller dans la recherche de solutions de ce côté pour améliorer la situation, mettant en avant toutefois beaucoup la situation des rédactions, en perte de vitesse, des journalistes, qui n’ont globalement pas de bonnes conditions de travail, ni une bonne conjoncture idéologique, pour travailler correctement et fournir des contenus de qualité. On se demande si tout cela ne sonne pas la fin du quotidien local, d’une part, la fin du format imprimé, d’autre part, comme si une autre voie était vouée à un combat de résistance vain. Y a-t-il une place pour l’hebdomadaire régional d’information indépendant ? A priori non. Les journalistes peuvent-ils se tourner vers des démarches sociologiques d’observation, voire économistes, sans la formation ni la légitimité, avec le risque d’une subjectivité accrue, du fait d’un engagement qui se démarque aisément d’une méthode rigoureuse ? A priori non.

Le défi n’est pas tant de garder les lecteurs, les spectateurs, près de l’information médiatisée. Le défi est de rebondir, non pas depuis l’existant, mais sous une forme de recréation. Celle-ci est fréquente, sur le Web, mais elle manque de moyens, sur le papier, pour entrer en concurrence avec une information chantre du libéralisme économique et de la manipulation commerciale, voire politique, par les propriétaires et responsables de l’information. Il faut noter que la création de médias sur le Web n’est pas exempte, loin de là, d’une éditorialisation idéologisée.

Ingrid Riocreux parle souvent dans son ouvrage de la « réinfosphère », qui consiste en médias alternatifs, parfois chrétiens, parfois identitaires, que certains nomment aussi « fachosphère », avec le souci de montrer que pour certaines affaires, ces sites donnent des informations que ne donnent pas les mass medias [13]. On sait par ailleurs la difficulté de médias de gauche à se dégager de leurs emprises idéologiques, du côté de Médiapart, avec, au-delà d’enquêtes journalistiques majeures, une tendance à l’analyse redondante, ou du côté du Média, dont le nom ne cache pas les défauts et dont le fonctionnement historique dévoile toute une difficulté liée en particulier aux carcans idéologiques qui ont œuvré à sa naissance.

Pour favoriser l’indépendance économique des médias d’information, Julia Cagé propose un système de financement participatif, sous forme de levée de fonds citoyenne [14]. Mais ce mélange entre la souscription et l’actionnariat n’apparaît pas comme évident à faire émerger, en ce qu’il paraît difficile de bouger les lignes vis-à-vis des gros médias. L’idée est intéressante, à creuser très certainement, mais on constate qu’elle n’a pour l’heure pas sérieusement atteint la sphère politique, qui semble généralement plus encline à accroître le contrôle sur le médias qu’à l’en libérer.

Au regard de cette méfiance et de sa légitimité, on peut penser que c’est d’abord aux médias de trouver des solutions. Il existe une réflexion, mais de la part de journalistes, plutôt indépendants et de la presse écrite, moins de la part des postes de commandement. Car la question se pose de la capacité d’autocritique des médias. Quand on voit le sort qui a pu être fait au Médiateur de France 2, à l’émission Arrêt sur Images, quand on voit comment peuvent être reçues les critiques de l’extérieur, on se dit que cette capacité d’autocritique est quasiment nulle. Hormis pour Radio France, y a-t-il des médiations ? Et celles-ci, quand elles existent, peuvent-elles s’en tenir à la justification [15], sans que rien ne change en pratique sur l’antenne ? C’est en partie ce défaut lancinant qui fait qu’on ne peut que douter de l’idée de faire intervenir des médias dans les écoles pour faire de l’éducation aux médias et à l’information. Juges et parties, ils peuvent être davantage dans la survalorisation de leur travail que dans le recul, sans doute plus que des personnels de santé, sans doute moins que des personnels de l’armée.

Pourtant, cette capacité d’autocritique est primordiale, elle pourrait même être à l’origine du respect d’une éthique et d’une déontologie, chez les journalistes, dans les médias. L’absence d’autocritique, c’est une absence de respect, c’est une absence de dialogue. Bill Kovach et Tom Rosenstiel, en 2001, mettent cette exigence en avant, parmi d’autres, dans leurs Principes du journalisme [16]. Il s’agit pour eux d’ouvrir le média ou journal au public, de permettre le débat public, le forum, au sujet du média ou journal et de l’information qu’il diffuse ou produit. Certains rédacteurs en chef et journalistes font déjà cet effort, pourtant difficile, sur les réseaux sociaux numériques, au risque aussi parfois de se justifier plutôt que de discuter. La vindicte est suffisamment lourde pour saluer la démarche. Sans doute une médiation gérée dans chaque média serait-elle plus sereine et plus à même de synthétiser les questionnements et éventuels reproches.

Si Bill Kovach et Tom Rosenstiel sont américains, leur propos est particulièrement intéressant pour le contexte français, d’autant que celui-ci prend en 2021 des formes proches du contexte américain du début des années 2000. Certains des principes qu’ils édictent peuvent être consensuels, ainsi que les journalistes apportent aux citoyens l’information dont ils ont besoin pour être libres et autonomes, avec une obligation de vérité, dans une presse libre. Faut-il opposer la presse libre à une presse « occupée », tenue par des logiques capitalistes et commerciales ? Dans lesquels médias les journalistes jouissent parfois d’un intéressement selon les résultats économiques ? Faut-il avancer vers des réformes financières pour les médias, telles que peut en proposer Julia Cagé ? Encore faut-il que le financement ne devienne pas militant. Comment alors assurer la subjectivité des sources, l’exigence de vérification ? Comment assurer, en salle de rédaction, le doute systématique et le dialogue ? Comment assurer l’indépendance du journalisme ?

On se demande s’il est possible, dans l’évolution actuelle, d’avoir une diversité réelle dans une salle de rédaction, en particulier de diversité intellectuelle, avec une conscience individuelle du journaliste, avec un contrôle collectif de l’ensemble.

Kovach et Rosenstiel précisent que, plus démocratique est une société, et plus abondante tend à être l’information dont elle dispose. Tout n’est-il alors qu’affaire de traitement ? Nourrit-on le citoyen ou répond-on à ses attentes ? Le paysage médiatique se communautarise-t-il ? Le lecteur peut-il diversifier son point de vue, ou n’est-il amené à lire que ce qu’il veut lire, dans un journalisme à la carte ? Il en va de même pour le choix des sujets, avec des différences d’exigence et d’ambition évidents, entre médias, des dix pages d’actualités internationales du Monde aux vingt pages de faits divers du Progrès

Conclusion

Quand au début 2021 M. Nicolas Sarkozy sait encore trouver les colonnes du Figaro ou le plateau de TF1 pour se plaindre d’une condamnation à la prison ferme, quand au début 2021 est mis à l’actualité de l’ensemble des médias le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, quand au début 2021 CNews, propriété de M. Vincent Bolloré, pointe du doigt en continu les études universitaires sur le « décolonialisme », on note, à différents niveaux, l’ampleur d’un problème endémique aux médias d’information. Et nous aurons sans doute du mal à voir le bout du tunnel si les acteurs des médias d’information se cachent toujours derrière un aspect qui peut être pratique pour eux, à savoir, comme l’expriment Bill Kovach et Tim Rosenstiel, qu’il y a des techniques, mais ni équivalent juridique ni équivalent scientifique dans le journalisme pour « contrôler la fiabilité de l’interprétation journalistique » [17].

Les voies de sortie de crise de confiance pour les médias ne sont pas nouvelles. Elles interrogent une capacité et une volonté à sortir de cette crise. Même si elle ne fait pas tout, la pression financière est sans doute la principale source du problème, elle dicte l’agenda médiatique [18], elle dicte le recrutement ou le licenciement des animateurs et journalistes [19]. Mais la libération financière sans communautarisme idéologique suppose un idéal journalistique qu’on a bien du mal à percevoir aujourd’hui dans le paysage...

Notes

[1NOVEL Anne-Sophie. Les médias, le monde et nous. Arles : Actes Sud (coll. Domaine du possible), 2019, 386 p.

[2Chomsky Noam. Herman Edward S. La fabrique de l’opinion publique [Manufacturing Consent] : la politique économique des médias américains. Paris : Le Serpent à plumes, 2003 [1re éd. Originale 1988], 329 p.

[3Fabre Jérémie. Beyer Marie. Médias français : qui possède quoi ? In Acrimed [en ligne], 2019. Disponible sur : https://www.acrimed.org/Medias-francais-qui-possede-quoi et Médias français : le grand monopoly. Médiacritique(s), juillet- n° 32, juillet-sept. 2019. Disponible sur : https://www.acrimed.org/Sortie-de-Mediacritique-s-no32-Medias-francais-le

[4Ainsi on peut lire : Macron contre le journalisme. In Médiacritique(s), oct.-déc. 2019, n° 33, p. 10-17. Disponible sur : https://www.acrimed.org/Sortie-de-Mediacritiques-no33-Ou-va-le

[5On regardera à ce sujet avec intérêt les publications de la journaliste et illustratrice Sophie Gindensperger sur Twitter : https://twitter.com/sophieginger

[6Riocreux Ingrid. La langue des médias : destruction du langage et fabrication du consentement. [Paris] : Editions de l’Artilleur (coll. « Interventions »), 2016, 282 p.

[7A lire à ce sujet : Salingue Julien. Quand Causeur et Valeurs actuelles s’essaient à la critique des médias. In Acrimed [en ligne], 2017. Disponible sur : https://www.acrimed.org/Quand-Causeur-et-Valeurs-actuelles-s-essaient-a

[8Public Opinion. Londres : Allen & Unwin, 1921

[9Elle cite ainsi Olivier Reboul (p. 52) : « l’idéologie n’est pas la pensée d’un individu ; elle est le fait que cette pensée se situe dans un “déjà pensé”, qui la détermine à son insu » (Langage et idéologie. Paris : PUF, 1980, p. 23).

[10Op. cit., p. 48-49

[11Monaco, Éditions du Rocher, 1999

[12Serge Halimi. Les Nouveaux chiens de garde. Paris : Liber (coll. Raisons d’agir), 1997, 111 p. Avec documentaire en 2012 réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, à partir du travail de Serge Halimi, d’Acrimed, etc.

[13En 2010, le nom du tueur d’Hakim, Islam, n’est pas donné par les mass médias. En 2012, le tueur de Kilian est transformé en Vladimir par Le Monde, alors que le prénom, donné par ces sites, est Souleymane. Cela pose le problème d’une volonté d’éviter les amalgames, qui amènent in fine à les renforcer par l’impression qu’on nous cache la réalité

[14Cagé Julia. Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie. Paris : Seuil, 2015, 128 p.

[15Régulièrement, la médiatrice propose une lettre résumant son travail, disponible sur : https://mediateur.radiofrance.com/chaines/radio-france/lettre-hebdomadaire-de-mediatrice/

[16Kovach Bill. Rosenstiel Tom. Principes du journalisme : ce que les journalistes doivent savoir, ce que le public doit exiger. New York : Crown Publishers, 2001. Paris : Gallimard (Folio Actuel), 2014, 380 p.

[17Op. cit. p. 134

[18Notion qui renvoie au concept d’agenda-setting, ou mise à l’agenda, développé par les chercheurs américains Mc Combs et Shaw dans les années 1970.

[19Au-delà de l’emblématique épisode de iTélé devenu CNews, le profil des animateurs de matinales radio et des chroniqueurs répond bien à une sociologie restreinte en matière sociale et idéologique.

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