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De l’innovation sans progrès

Deux rapports institutionnels à la loupe

jeudi 16 novembre 2017, par Florian Reynaud

Au printemps 2017, à l’aube d’une nouvelle période politique en France, Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l’Éducation nationale, signe deux rapports, consécutivement, en mars et en mai, sur des sujets connexes.

Le premier, « rapport sur la recherche et développement de l’éducation tout au long de la vie », est publié dès avril 2017 avec le surtitre « Vers une société apprenante » [1]. Ce rapport est rédigé avec Guillaume Houzel, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR), et François Taddéi, ingénieur et généticien qui s’est fait un nom dans la sphère éducative. Le second rapport a été rendu public en novembre 2017 par le Café pédagogique [2], avec pour titre, « Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique : vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner » [3].

La fonction des signataires n’est pas précisée dans le premier rapport, si ce n’est pour François Taddéi, à travers la lettre de mission publiée en annexe, en tant que directeur du Centre de recherche interdisciplinaire (CRI). Dans le second rapport, Catherine Becchetti-Bizot apparaît comme IGEN, sans autre précision, ni sur son domaine disciplinaire d’appartenance, les Lettres, ni sur sa mission précédente en tant que Directrice du numérique pour l’éducation et responsable au sein de la DNE. La connaissance des auteurs est essentielle, de même que la liste des personnes consultées [4], avec une approche politique subjective a priori, en particulier dans les travaux de François Taddéi, qui, au-delà d’une communication effrénée pour l’innovation, aussi floue que soit cette notion, s’est déjà distingué par des publications très subjectives, en particulier le rapport Fourgous cosigné en 2012 [5].

Il est nécessaire de questionner certains partis pris de ces rapports, avec des positionnements parfois problématiques, en matière idéologique d’une part, en respect de certaines missions éducatives d’autre part. Prenons le temps d’un résumé des deux rapports, avant de développer la lecture critique au sujet du numérique dans les apprentissages et au sujet de l’évolution des lieux.

Une pensée politique orientée par et pour le numérique

Les trois auteurs du premier rapport disent livrer leur contribution au débat, dans l’avant-propos. Qu’en ressort-il donc ? Une certaine humilité, bienvenue, et la crainte d’une critique peu constructive, en premier lieu, avec le sentiment d’avoir trouvé les publications et observations qui confortent leur point de vue. L’objectif est vertueux, mettre en valeur la capacité d’apprendre, les moyens pour « apprendre à apprendre », tout en précisant que le travail ne se focalise que sur les temps scolaire et universitaire. C’est ainsi, clairement tout au long de la vie, car dès le plus jeune âge, l’idée selon laquelle on ne peut plus transmettre le savoir « ex cathedra » (sic), mais en guidant « l’apprenant ». C’est un état de départ qui n’est pas discuté par les auteurs, conforté par une batterie d’expressions d’ores et déjà problématiques, quand ainsi « accompagner ces changements nécessite de construire, dès l’école, une culture de la confiance, de la liberté en responsabilité, du mentorat bienveillant et de la coopération ». Il faut ainsi faire un effort pour se dégager d’un discours très consensuel, pour mieux entrer dans la réflexion du rapport.

Il est tout aussi évident que le numérique participe de cette révolution, avec des outils pédagogiques de suivi et d’évaluation, avec des ressources pour les apprentissages autonomes, avec l’ouverture à de nouvelles méthodes. Par ailleurs, les auteurs insistent sur une coopération pluridisciplinaire à la réflexion sur ces changements à apporter, avec des réponses à trouver collectivement.

Les auteurs donnent dix propositions, de valeurs très inégales, sans logique structurelle dans ce rapport à la présentation de ces propositions et sans qu’on comprenne ensuite comment est construit la suite du rapport, avec quatre parties qui ne correspondent pas aux propositions. Là encore il convient de faire un effort cognitif consistant pour ne pas s’en formaliser. Ainsi les propositions promeuvent une meilleure cohérence entre recherche et formations initiale et continue, un encouragement intéressant, motivant, pour les expérimentations, une évolution vers des tiers-lieux physiques et numériques, un enregistrement des données des apprentissages individuels.

Le premier point est particulièrement intéressant. Passée la volonté de multiplier la recherche en éducation, il peut être difficile d’apporter concrètement des éléments de la recherche dans la formation continue, au-delà d’apprentissages associés à des ressources ou à des outils. L’évolution de la formation dans le cadre de l’Éducation nationale, avec des certifications, peut être positive à cet égard, à terme, avec une limite toutefois, l’absence d’obligation de formations pour les enseignants. C’est à cette limite que semblent répondre les auteurs quand ils émettent le souhait d’une formation de huit années à partir du baccalauréat, à comprendre comme un accompagnement poussé dans les premières années de titularisation, en particulier autour des techniques d’apprentissages après une formation théorique initiale solide. Ils ne remettent pas en question la durée de cinq années avant d’enseigner, a priori.

Le rapport au numérique est particulier tant les auteurs sont conquis. Le numérique est formidable, il convient même de stocker et archiver tout au long de la vie des apprenants leur degré de compétences, sur le Web, avec un identifiant unique. La nécessité d’une maîtrise du numérique est vite abordée, sans aucune piste concrète à ce sujet.

Les auteurs se laissent prendre par le discours ambiant des cloisons. François Taddéi a d’ailleurs eu l’occasion lors de shows TedX de mettre en avant son expérience personnel de parent, au-delà des études scientifiques, pour regretter l’incapacité des enseignants à cerner la singularité des élèves. Ici on lit que « dans une large mesure, les fonctionnements et règles scolaires visent un élève abstrait, défini uniquement par ses activités cognitives, coupé de son environnement social et culturel. » Le regard des deux autres auteurs ne semblent pouvoir rattraper cette conception, avec alors des conséquences problématiques dans le raisonnement, qui n’ont pas grand-chose à voir avec le constat de départ, établi ou non de manière subjective d’ailleurs. C’est ainsi regretter qu’il n’y ait pas assez de concertations, que les conseils pédagogiques ne soient pas mieux investis. Il est curieux que ces réflexions soient éloignées des propositions relatives aux formations initiales et continues, avec dans les premières une séparation disciplinaire bien réelle, sans connaissance des autres champs, avec dans les secondes des passerelles essentiellement focalisées sur la maîtrise des outils numériques, sujet transversal, ou sur les nouveaux dispositifs, sans succès. Autre raisonnement en conséquence, sans lien évident, la question des lieux de travail, que nous développerons ensuite.

Le second rapport se limite dès l’origine à l’enseignement secondaire. Son introduction annonce un intérêt pour l’observation des pratiques « innovantes » en matière numérique. De manière implicite, il est entendu pour l’auteur que celles-ci ne sont pas assez développées et qu’il convient de les mettre en valeur. Mais on ne peut toutefois passer à côté d’un glissement maintenant classique, en citant les enjeux d’un enseignement au numérique, pour une maîtrise du numérique au sens large du terme, pour ne se focaliser que sur des pratiques d’apprentissages avec le numérique, en particulier avec une approche par classe inversée, mise en exergue.

Le travail de Catherine Becchetti-Bizot est à l’évidence bien plus argumenté que le premier rapport, avec un véritable effort de conviction, quand bien même on peut ne pas adhérer à son développement, avec quelques raccourcis curieux. Elle permet de voir la difficulté de s’opposer aux détracteurs du numérique à l’école, avec des arguments fragiles, tout en ayant l’honnêteté de présenter les limites du numérique à l’école sur la question de la réussite des élèves, à travers l’étude de l’OCDE « Connectés pour apprendre », avec une conclusion intéressante de donner plus de poids décisionnaire aux enseignants dans l’introduction de l’outil numérique à l’école, de mettre en valeur l’approche pédagogique plutôt que par outil.

Pour une innovation par le numérique

Les auteurs du premier rapport précisent dès le début qu’ils croient davantage en un changement culturel qu’en un changement matériel, ce qui peut être gênant à plus d’un titre quand on peut finalement comprendre à la lecture qu’il ne s’agit là que d’améliorer l’existant, sans remises en question des structures actuelles. S’il est bien évident qu’il est stérile de tout chercher à changer, brutalement, sans attendre d’ailleurs une telle volonté de cadres de l’Éducation nationale, certains choix peuvent surprendre.

Le soutien donné aux Cellules académiques pour la recherche, le développement, l’innovation et l’expérimentation (Cardie) fait partie de ces surprises, même si l’on peut estimer que ce soutien relève d’une redéfinition complète, tant une observation nationale de celles-ci dévoile une qualité très inégale. Avec les DANE, le travail d’expérimentation est à l’évidence complexe, il peut se baser sur des réseaux, ou encore exiger des censures disciplinaires, selon les personnalités, selon les académies, avec un pilotage national parfois confus. Il n’existe pas de rapport officiel sur la question, malheureusement, pour estimer objectivement les moyens d’une amélioration, d’un changement. Par contre, le lien avec le monde universitaire, mis en valeur par les auteurs, mérite une meilleure considération vis-à-vis des structures existantes, ce qui n’est pas du tout évident dans le rapport, avec une certaine confusion sur ce sujet.

Au niveau de la formation des élèves, si le rapport met en avant l’intérêt du numérique pour les apprentissages, il conçoit également qu’il nécessite pour lui-même un apprentissage, non pas tant technique que pour une maîtrise informationnelle. Pour autant, cela dit, les auteurs ne vont pas plus loin et ne proposent concrètement rien pour favoriser ces apprentissages. On reste alors dans un no man’s land problématique, d’autant plus assumé ici qu’il n’est jamais question dans le rapport d’apprentissages développés par des enseignants pour des élèves…

Les auteurs préfèrent passer très vite vers le souci d’un identifiant numérique unique pour les élèves sur le Web au sujet des traces de leurs apprentissages. C’est une manière d’imposer à toutes et tous une présence numérique, sans discussion, mais aussi d’abonder dans le sens d’un développement de l’algorithmie pour accompagner le parcours des élèves, en lien avec les procédures d’orientation professionnelle. Si des doutes sont formulés au sujet de la pertinence des évaluations conservées, aucune n’est trouvée sur le bien-fondé d’un enregistrement numérique des compétences individuelles sur le temps long, d’autant plus que l’approche par individu semble convaincre les auteurs de ce bien-fondé, au service de l’apprenant. Cette conservation systématique des données apparaît comme une évolution naturelle, car non argumentée.

Cette idée est reprise dans le rapport de mai 2017 à travers l’idée de portfolios numériques pour conserver la trace des apprentissages au fil du parcours scolaire. Si elle est argumentée cette fois-ci, on peut peiner à trouver le lien, ainsi pour « réinvestir certains apprentissages informels, acquis en dehors de l’école, dans un cadre qui permettra de les valoriser et de les mettre en lien avec des savoirs scolaires ». A moins d’entrer dans une démarche scientiste de formalisation systématique de toute expérience, dans un empirisme exacerbée, on voit mal comment le processus est pertinent, que ce soit à partir de 10 ans ou à partir de 15 ans, dans la construction de soi. C’est peut-être aller trop loin que de croire que celle-ci passe forcément par la trace numérique, ainsi dans les éléments suivants : « l’analyse et la modélisation de ces données pourraient permettre de mieux suivre chaque élève dans son parcours d’apprentissage, de lui proposer des contenus sur mesure, d’améliorer les ressources, les méthodes et les parcours qui lui sont proposés, et d’automatiser un certain nombre de processus de correction ou de questions-réponses pouvant générer des feedback sur ses productions et ses performances ».

Catherine Becchetti-Bizot, dans son rapport, énonce clairement la nécessité d’un enseignement au numérique, avec l’introduction dans les programmes de l’éducation aux médias et à l’information et d’une culture numérique et informatique. Mais ce sont pour elle de nouveaux dispositifs à suivre quant à « leur mise en œuvre dans les classes » (sic), elle ignore totalement dans ce texte les pratiques pédagogiques existantes, innovantes depuis une trentaine d’années, en la matière, des professeurs documentalistes engagés dans cette voie de l’information-documentation (domaine qui ne souffre d’aucune mention dans le rapport). Ainsi les apprentissages qui ont le numérique pour objet sont cités mais sans propositions concrètes après la page 5, on s’en tient à rappeler, et c’est déjà bien, qu’ils sont nécessaires, tandis que, malgré les maigres avertissements d’introduction, le numérique en tant qu’outil peut devenir un objet de lutte contre tous les maux connus de l’école, listés en page 6. Alors que, contre les détracteurs, l’enjeu d’un enseignement au numérique, pour sa maîtrise, pourrait être un argument massue, c’est l’argument pénible d’une adaptation à la société – il faut utiliser l’outil, qui est choisi. Mais on peut rappeler que l’enseignement au numérique n’est pas dans la commande de la Ministre, finalement, même s’il aurait sans doute été pertinent de questionner cet enseignement, tant il est clairement relié à la question initiale d’une réflexion sur la forme scolaire « à l’heure du numérique ».

Le numérique apparaît aussi comme un argument pour développer d’autres méthodes pédagogiques. Si c’est une réalité en partie, cette logique apparaît plus comme concomitante avec un élan global en faveur d’autres manières que magistrales. Il n’est pas évident que ce soit associé au numérique, et beaucoup d’enseignants, notamment les professeurs documentalistes, les professeurs de technologie, les professeurs de langues vivantes étrangères, n’ont pas attendu le développement de l’informatique pour expérimenter et adopter des méthodes pédagogiques variées.

Mais l’auteure sait tout cela, et l’on observe une alternance entre un entrain naïf pour le numérique et un positionnement de recul, ici avec l’OCDE, là avec André Tricot, avec une tendance toutefois à minorer cette nécessité de recul, en passant vite à autre chose, les pédagogies adaptées ici, la classe inversée là. Celle-ci se voit concentrer une partie entière du second rapport, en ce qu’elle apparaît pour l’auteure comme le parangon de l’innovation par le numérique. Sans être une approche nouvelle, la classe inversée peut en effet trouver une nouvelle jeunesse avec le numérique en ce qu’on peut proposer le préalable à la classe avec des ressources et applications numériques. Catherine Becchetti-Bizot prend le temps de répondre aux critiques sur le sujet, avec deux réponses fragiles parmi l’ensemble, ainsi sur la difficulté d’autonomie et sur la question d’une inégalité entre élèves. Mais la fragilité des réponses ne remet pas en question l’intérêt de cette approche, ou méthode, elle permet surtout d’affirmer que cette approche doit être abordée de manière raisonnable et exigeante.

Des espaces en faire-valoir

Dans le premier rapport, les auteurs estiment que :

« Un décalage par rapport aux lieux professionnels habituels favorise le dépassement des malentendus et des distances sociales. Prévoir un rendez‐vous dans une salle de classe ou un laboratoire peut raidir les postures de l’enseignant ou du chercheur. Il vaut mieux fréquenter un « carrefour » qui n’est ni à l’un ni à l’autre, mais bel et bien un espace partagé, au moins provisoirement.
Le sens pratique commande de penser à plusieurs échelles. Dans ou à proximité d’un établissement scolaire, dans un microterritoire, peut être installé un espace modeste, dans sa taille et ses équipements. […]. »

L’expérience des CRDP et CDDP montre que l’extraterritorialité n’est pas un besoin, si bien que ce questionnement sur le rapport psychologique au lieu, dans la rencontre entre professionnels, pose problème dans l’analyse donnée. Le souhait d’un prolongement en ligne est tout aussi étrange, en ce qu’il induit un cadrage de ce prolongement, contre l’utilisation « naturelle » des outils existants. L’expérience encore naissante de ViaEduc montre aussi l’absence de besoins pour de tels espaces formalisés, ce qui est reconnu dans le second rapport.

S’il s’agit par contre de favoriser l’accès à des réseaux constitués, d’autres questions se posent, celle par exemple d’un mélange des genres, quand des enseignants utilisent des réseaux pour un double usage, personnel et professionnel, ainsi sur Facebook. Si Catherine Becchetti-Bizot cite ce réseau en exemple pour travailler avec les élèves, il faut bien être cohérent initialement sur la permission de ces nouvelles pratiques.

Plus précisément, pour ce qui concerne les lieux physiques les auteurs s’avancent ainsi :

« De nombreuses enquêtes ont mis en évidence l’isolement des enseignants français et leur difficulté à travailler en équipe. Cet isolement constitue un frein à la coopération, à l’expérimentation et à l’essaimage des pratiques. Les salles de professeurs et les centres de documentation et d’information (CDI), où il est en général difficile d’échanger et où l’aménagement et le mobilier, ne sont pas conçus pour des travaux collaboratifs. Ils n’encouragent pas les rencontres ni les initiatives en ce sens ‐ même s’il faut saluer l’évolution récente d’un certain nombre de CDI en “Centres de connaissance et de culture” et de bibliothèques universitaires s’inspirant des Learning Centers anglais ou des “carrefours d’apprentissage” canadiens. Ils visent à “offrir une gamme de services étendus pour se rencontrer en petits groupes pour un travail précis ou échanger librement, rechercher des informations sur tout support, pas seulement numérique, réfléchir, lire, se cultiver, se détendre....” Des équipes, de plus en plus nombreuses, s’engagent dans une réflexion sur de nouveaux lieux et cadres d’apprentissage ; il existe tout un courant de recherche sur les learning‐labs. C’est aussi une occasion pour les professeurs documentalistes de former les élèves à la culture de l’information de les mettre dans des postures de recherche et de responsabilisation par rapport aux savoirs, et de développer eux‐mêmes des projets collaboratifs et interdisciplinaires avec leurs collègues.

Si l’on souhaite favoriser la coopération entre les enseignants, et leur rencontre avec des partenaires extérieurs, les encourager à documenter leurs pratiques et à mener des projets, l’aménagement d’espaces et de temps dédiés à ce type d’activités semble de plus en plus nécessaire. Ces lieux doivent être accueillants et ouverts sur l’extérieur, aux parents et aux partenaires, et ils doivent être conçus et équipés de manière à stimuler la créativité et à permettre le développement de projets.

De fait, on assiste depuis quelques années à l’émergence de lieux de ce type, non seulement à l’université (à Lille, Saint Etienne, Toulouse, Lyon, Paris...) mais aussi dans un certain nombre d’établissements scolaires, pour mener des projets que l’on ne pourrait réaliser dans le cadre d’une classe conventionnelle. Ces lieux d’accueil et d’expérimentation prennent des formes variées. Ils se fondent sur le décloisonnement des espaces et des temps, pour :

  • donner aux apprenants plus d’autonomie dans leur parcours et plus d’occasions de collaborer,
  • et permettre aux équipes pédagogiques de mieux les accompagner dans des démarches de projet en développant des pratiques plus actives et plus adaptées à leurs besoins.

[…].

On pourrait aisément envisager de poursuivre dans cette logique et de créer à terme un tiers‐lieu d’échange dans chaque établissement. L’espace ne semble pas être un facteur limitant dans la création de tiers‐lieux d’échange, puisqu’au moins les CDI peuvent jouer ce rôle ‐ mais aussi le réfectoire, la salle de sport, le hall d’entrée, les couloirs... qui peuvent devenir des espaces polyvalents. »

(p. 51-52, passages en gras dans le texte original)

Le propos tenu ici pose de nombreux problèmes, et sa légitimation par de hauts fonctionnaires également. La confusion entre salle des professeurs et CDI relève d’abord d’un réflexe réactionnaire inquiétant, d’autant plus que ces deux lieux sont très différents et que rien ne permet d’estimer que le second n’est pas propice au travail collaboratif, à moins d’une méconnaissance grossière de ces espaces. La question de la formation initiale et de la suppression, avec les ESPÉ, de temps d’échange entre disciplines, quand ils existaient en IUFM, n’est pas du tout traitée.

L’adhésion idéologique envers les 3C, centres de connaissances et de culture, qui ne sont souvent autre chose en réalité que des CDI dont on a fait changer le nom pour feindre l’innovation, pose également question. C’est un concept porté par l’ancien IGEN-EVS Jean-Louis Durpaire, effectivement suivi par Catherine Becchetti-Bizot, avec un rejet massif de la profession des enseignants documentalistes qui, sur le terrain, estiment que cette évolution vers un espace d’autonomie, sans respect du caractère didactique et pédagogique du lieu, est un contre-sens historique [6]. Contre ce qu’affirment les auteurs, la transformation en 3C, quand elle suppose un lieu de liberté en autonomie pour apprendre, ne favorise en rien les apprentissages info-documentaires, quand ceux-ci nécessitent surtout des temps d’apprentissages et des personnels enseignants spécialisés dans ce domaine.

Un point de vue similaire était présenté par Bruno Devauchelle, dans son essai Comment le numérique transforme les lieux de savoirs [7], avec alors une vision hallucinée des relations entre enseignants notamment au CDI, parlant de méfiance des élèves vis-à-vis du lieu, de défiance des autres enseignants vis-à-vis des enseignants documentalistes, de quoi faire bondir, d’autant plus que le propos s’appuyait sur ses observations personnelles, à peine orientées, l’auteur se cachant derrière l’essai critique pour éviter toute rigueur scientifique. On ne sera pas surpris de le voir soutenir, dans un discours techno-centré à l’époque, le passage aux Learning Centres.

Mais il s’agit sans doute tout bonnement dans les deux rapports d’un mépris pour le développement d’une culture de l’information et des médias chez les élèves, qui serait selon les auteurs susceptibles d’être assuré dans le simple accompagnement, en autonomie, ce qui n’a aucun sens avec des élèves en collège, pas bien davantage en lycée. Ajouter que l’évolution vers des tiers-lieux favorise la collaboration des professeurs documentalistes avec les autres n’a pas davantage de sens, au-delà du fait que rien ne permet de l’affirmer ; les collaborations existent, avec un espace didactisé. Enfin, l’ouverture aux parents et partenaires extérieurs finit de réduire la capacité d’apprentissages dans ces lieux, systématiquement considérés comme faire-valoir pour résoudre des questions avec une facilité ainsi déconcertante.

Cela manque si peu d’inspiration que les tiers lieux en deviennent des solutions de transition entre les différentes étapes d’apprentissages. Ils sont installés comme des préalables à l’identification des problèmes et solutions. Au-delà d’une fuite, et sans convaincre de leur bien-fondé, en particulier quand on pourrait s’inquiéter de supprimer les inégalités, ce dont on s’éloigne avec des lieux d’apprentissages en autonomie dès le plus jeune âge, il s’agit d’une erreur de perspective pourtant bien connue, mise en valeur depuis déjà quelques années dans les pays cités dans l’étude, que ce soit les États-Unis ou le Canada.

Catherine Becchetti-Bizot, dans le second rapport, confirme ce positionnement, il apparaît même qu’elle en porte la responsabilité dans les deux rapports, au vu des copiés-collés opérés [8].

En ce qui concerne la question de la classe inversée, elle oublie l’ensemble des fonctions du CDI quand elle affirme que « les documents mis à disposition par l’enseignant sur l’espace de travail (ENT, classeur en ligne, espaces personnels...) peuvent être consultés à tout moment à la maison ou au CDI, en dehors du temps de classe », ou encore que « pour les élèves qui ne peuvent pas consulter le document chez eux, les enseignants rencontrés prévoient toujours des moments en début de cours ou au CDI avant le cours ». On reste là dans un schéma de pensée classique de considération du CDI comme espace de consultation plutôt que comme espace didactisé pour des apprentissages. La responsabilité d’un enseignement par le professeur documentaliste ne semble pas évidente pour elle. Il n’est bien sûr pas nouveau que le CDI, voire le professeur documentaliste, soient considérés comme faire-valoir pour des pratiques qui les concernent indirectement, mais on peut regretter cette absence d’évolution dans la pensée de l’auteure, qui semble se positionner en-deçà de l’évolution récente des textes officiels, que ce soit avec le référentiel de compétences professionnelles de 2013 ou la circulaire de mission des professeurs documentalistes de 2017.

Si certaines perspectives supposent un travail collaboratif avec les enseignants responsables du CDI, alors il convient de fixer des préalables, la taille du lieu, la disposition de deux espaces distincts, des moyens humains, plutôt que d’affirmer sans fondement que la pratique souhaitée est déjà possible en l’état. Cette affirmation, en pratique, peut porter préjudice aux premiers intéressés, ce qui n’est malheureusement pas nouveau non plus. L’exclusion par l’auteure de l’information-documentation ou de l’éducation aux médias et à l’information des disciplines, dans la 4e partie du rapport, participe de ce mépris trop ancré envers la profession.

Conclusion

Nous nous gardons d’analyser la problématique d’une orientation politique libérale de ces rapports, autour des notions de réseau, d’horizontalité, d’optimisation, de concurrence, d’adaptation, d’individualisation. Les modèles anglo-saxons et scandinaves sont par ailleurs prépondérants, sans qu’on ait affaire à des rapports objectifs, ce qui n’empêche d’y trouver des propositions intéressantes, avec des garde-fous à espérer, sur les relations entre la recherche et la pratique pédagogique notamment ou sur l’analyse de l’approche en classe inversée.

En écho à la crainte de critiques non constructives, formulée par les auteurs au début du premier rapport, on peut regretter de ne devoir être parfois que dans l’opposition à leurs propositions, tout simplement parce qu’elles n’ont aucun fondement objectif, avec une ligne politique « naturelle » qui est problématique. On ne trouvera pas grande matière à s’extasier, avec un propos de réseau qui manque de crédibilité bien souvent, quand le parti pris idéologique n’est pas frappant.

Soyons constructifs, évitons les postulats sans fondement, les parti pris idéologiques dans des rapports ministériels. Pour ce qui concerne les lieux de savoirs, lisons les travaux de l’IFLA et de l’UNESCO sur les bibliothèques scolaires [9], lieux qui ne peuvent être des faire-valoir. Pour ce qui concerne le numérique, faisons preuve d’un peu de recul sur la présence en ligne, sur l’algorithmie prédictive et invasive.

Il ne s’agit pas de rejeter globalement le propos des deux rapports, ceux qui s’opposent bêtement au numérique à l’école s’en chargent déjà très mal. François Jarraud, pour le Café pédagogique, choisit de se focaliser sur le soutien des expérimentations sur le terrain, c’est en effet une bonne chose. Mais on peut aussi tout lire et regretter un schéma de pensée politique franchement déplacé, à la fois dans une réponse bienveillante aux desiderata d’une économie néolibérale qui gagne à une approche scientiste des compétences et de leur manipulation algorithmique, mais aussi dans un discours opportuniste qui a tendance à tirer parti de ce qui l’arrange, quitte à ne pas froisser les structures existantes, quitte à ne pas respecter le travail de plusieurs professionnels de terrain et poser une définition limitée de ce qu’est l’innovation pédagogique.

Documents joints

Notes

[2JARRAUD François. Exclusif : un rapport de l’Inspection soutient les expérimentations numérique de terrain. In Le Café pédagogique [en ligne], 2017. Disponible sur : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/11/06112017Article636455467559255878.aspx

[3Rapport disponible au format PDF en bas de l’article du Café pédagogique

[4Pourrait-on dire rédigé en collaboration avec les délégués académiques au numérique pour l’éducation, avec certains interlocuteurs académiques au numérique, avec des enseignants distingués, en oubliant allégrement la technologie et les langues vivantes, avec une petite dizaine de chercheurs, dans des champs particulièrement restreints, voire avec le Café pédagogique, les Cahiers pédagogiques, le SE-UNSA, sans avis contradictoires d’autres syndicats et d’associations disciplinaires, le second rapport porte un discours qui, aussi respectable soit-il, n’en revêt pas moins un caractère idéologique assumé, mais avec un effort argumentatif important. Pour le premier, notamment du fait d’un champs plus large, il fait davantage appel à des cadres qu’au terrain, avec alors une plus grande diversité de points de vue, non seulement au niveau des syndicats, mais sans aller au-delà du Snes-Fsu, mais aussi au niveau des structures, sans pour autant de discussions ouvertes avec la recherche ou avec les associations disciplinaires, sans grand travail de conviction mais avec un nombre important de pistes concrètes d’actions.

[5Disponible sur http://www.missionfourgous-tice.fr/missionfourgous2/spip.php?article5. Il fait suite à un premier rapport de 2010 (http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/104000080/0000.pdf). Analyse critique de ce rapport disponible sur ce site : http://profdoc.iddocs.fr/spip.php?rubrique2

[6APDEN. Professeurs documentalistes, CDI et ouverture culturelle : résultats de l’enquête. In Apden.org [en ligne], 2015. Disponible sur : http://apden.org/Professeur-documentaliste-CDI-et.html Précisément sur la question des CDI et 3C, dans l’analyse de cette enquête : http://www.apden.org/2015_11_23_synthese_enquete_culture/co/EG_contenu_25.html

[7FYP Editions, 2012.

[8On lit dans le second rapport l’équivalent des trois paragraphes cités, à quelques termes près, en pages 42 et 43.

[9Deuxième édition des IFLA School Library Guidelines (2015) disponible sur : https://www.ifla.org/publications/node/9512

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2 Messages

  • De l’innovation sans progrès Le 23 novembre 2017 à 11:41, par Marc Robial

    Très bonne analyse Florian, très fouillée comme à ton habitude mais quelles conclusions peut-on en tirer plus généralement ?

    La question du "numérique" est au cœur du débat dans notre profession actuellement et pour alimenter ce débat je conseille à tous de lire un livre véritablement sérieux sur la question du "numérique"

    ***Gérard Berry : L’hyperpuissance de l’informatique - Odile Jacob - 2017

    https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/mathematiques/hyperpuissance-de-l-informatique_9782738139535.php

    ...et un article intéressant de Jean-Pierre Archambault
    Président de l’EPI, du 15 novembre 2017 sur le problème de l’enseignement du "numérique" :
    https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1711a.htm

    Gérard Berry est Professeur d’informatique au Collège de France.

    Berry dit notamment à propos de l’enseignement : "Ensuite on a longtemps professé que, puisque l’informatique n’était qu’un outil, il suffisait d’enseigner les usages, cad comment utiliser un ordinateur et quelques logiciels de bureautique. Comprendre ce qu’il y avait derrière n’avait pas d’intérêt. Cette opinion a eu comme conséquence brutale de mettre les élèves dans la position servile de simples utilisateurs de ce qui est fait et conçu ailleurs, au lieu de leur permettre de faire partie des créateurs du monde de demain" (p.34 op. cit.).

    Berry appelle à la création d’un CAPES et d’une agreg d’informatique. Je souscris.

    Je dirai que l’informatique et la documentation en tant que sciences commencent à émerger... elles ont cela encore en commun d’être négligées par le système éducatif secondaire... par contre dans l’enseignement supérieur elles s’en tirent plutôt bien, surtout l’informatique.

    L’enjeu présent et futur : les intégrer à l’enseignement secondaire.

    Pour ce qui est de notre affaire directement : la documentation, la création légitime d’une agrégation de documentation...

    De vastes chantiers à venir, c’est pour cela qu’il faut rester optimiste...

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    • De l’innovation sans progrès Le 23 novembre 2017 à 13:34, par Florian Reynaud

      Pour ma part je ne suis pas favorable à un enseignement spécifique de l’informatique en collège avec un CAPES. Je pense qu’il existe des solutions plus pertinentes notamment moins lourdes dans la gestion des horaires d’enseignement, d’autant que cette gestion empêche déjà bien souvent les professeurs documentalistes de mener à bien des progressions pédagogiques en information-documentation, entre autres problèmes.

      On peut ainsi penser une nécessité d’augmenter les personnels de maintenance, sous la responsabilité des rectorats, et non des collectivités territoriales, en y associant le principe d’un accompagnement des élèves et des enseignants, sur des aspects informatiques en matière de compétences procédurales.

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